1. 51. Je me rendis sur l’un des deux ordinateurs encore en état de marche de la bibliothèque municipale du Raincy et fis une recherche dans les catalogues : « Ludwig Wittgenstein ». J’obtins 374 résultats relatifs à l’œuvre déjà connue du philosophe analytique, je cliquai donc sur l’onglet de recherche avancée. J’entrai un certain nombre de paramètres : je cherchais des documents relatifs à Ludwig Wittgenstein après la date de sa mort, si possible même lors de la période récente, si possible même dans la région du Raincy. Je constatai ce que je subodorais déjà : Ludwig Wittgenstein n’avait pas cessé d’aller et venir après sa mort du 29 avril 1951. De nombreuses coupures de presse le mentionnaient ultérieurement. J’en recensai cinquante-sept. Par exemple, L’Écho républicain du 9 février 1987 écrivait dans ses pages locales : « Le trésorier de l’Amicale des boulistes de Saint-Séverin, Ludwig Wittgenstein… » La Gazzetta Veneziana du 12 juin 2006 : « la ceremonia è stata ascoltata da molti fedeli, da quanti Maria Montès, Fabiano del Dongo, Ludwig Wittgenstein, Aureliana Sanseverina… » Point significatif : dans ces coupures de presse, Ludwig Wittgenstein n’était jamais cité pour ses propos, c’était plutôt son nom qui figurait au milieu d’une foule d’autres noms locaux, comme si le journaliste avait consulté une liste d’émargement.

1. 52. Un article me permit d’écarter l’hypothèse de l’homonymie. Il s’agissait d’un entrefilet dans Vosges matin, pages Remiremont, relatif à la coupe départementale de motocross du 23 janvier 1998. « Ci-contre le médaillé d’argent Fred Landormy, accompagné d’Élise Bonneau, Jacques Landormy, Ludwig Wittgenstein, Louise Calais et plusieurs de ses amis. Crédit photographie : Vosges Images. » Sur la photographie on voyait dans un bistrot d’après-course quatre inconnus vosgiens et souriants, photo en noir et blanc sur papier recyclé, et à gauche de celle qui devait être Louise Calais, coude sur le zinc, costume de tweed et regard de fou : Ludwig Wittgenstein.

1. 53. Il se baladait ici et là. Son parcours suivait un chemin indéterminé, on le trouvait dans des journaux albanais au milieu des années 1990, puis italiens, puis corses, puis il remontait lentement les régions françaises, faisait un petit tour par la Belgique, les Pays-Bas, retournait en France. La chose était d’autant plus curieuse qu’il ne se cachait pas. Tout le monde connaît par exemple la photographie fameuse de Rostropovitch jouant du violoncelle devant le mur de Berlin éventré en novembre 1989… Que l’on regarde avec attention l’homme avec la veste en tweed au deuxième rang : Ludwig Wittgenstein. Si la grande histoire avait oublié l’anecdote, un rapport détaillé d’un journal est-allemand notait par exemple : « Rostropovitch a joué du violoncelle ce soir près de la Alexanderplatz, accompagné de Ludwig Wittgenstein et d’une foule extatique. » Je le retrouvai dans plusieurs rapports de la guerre de Bosnie, lors du G8 de Gênes en 2001, lors des Tours de France remportés par Lance Armstrong. Ludwig Wittgenstein semblait beaucoup aimer les Tours de France, surtout les étapes de montagne, entre 2002 et 2010 je le trouvai sur presque toutes les photos du sprint final, perdu au milieu de la foule des supporteurs et des logos Justin Bridoux.

Chapitre 1.5, « Enquête », in Ludwig dans le living, 2022, Théo Bourgeron, ed. Gallimard, coll. Sygne.